Impro-Bretagne
Le flow, une histoire un peu personnelle
Flow.
Ce livre a changé ma vie quand elle était un peu en suspension. Ce mot a changé ma vie quand elle était un peu en courant alternatif. Je ne vais pas vous raconter ma vie. Enfin si, un peu, quand même, parce que c'est mon article et je fais ce que je veux. Au moment où j'écris ces premières lignes, je suis déjà en plein
flow. Vous allez comprendre.
Ma découverte du flow commence en février 2014. Je vous la fais courte. Je suis malade. Mes deux reins ne fonctionnent plus, je dois être dialysé 2 nuits par semaine. Je découvre cette monstrueuse soeur de chambrée qui va me maintenir en vie 7 mois durant avant une greffe : la machine à dialyser. Deux nuits par semaine, elle est là, à coté de moi, elle vrombit, elle éructe, elle clignote, elle sonne même, parfois. Et surtout, elle me maintient éveillé. Pendant des mois, deux nuits par semaine, je fais des quasi nuits blanches. Impossible de dormir. J'ai littéralement besoin de sortir de moi-même.
A la même époque, je continue toujours mon métier de comédien (improvisateur), bon an mal an. Je me rends souvent aux répétitions et aux spectacles épuisé avant même que ça ait commencé. Mais, miracle, sur scène, une fois que je suis en jeu, je retrouve une force insoupçonnée, puissante, mystérieuse, qui m'emmène dans des états de quasi-transe, inversement proportionnels aux instants de souffrance physique et morale entre deux couloirs d'hôpital. Sur scène, je sors littéralement de moi-même. A ce moment particulier de ma vie, plus qu'à aucun autre moment de ma vie d'avant, je ressens profondément cette sensation puissante. Alors, je réfléchis, je cherche, je me documente. Et je trouve.
Je tombe sur
Flow, ouvrage sorti en 1990, de Mihaly Csikszentmihaly, psychologue hongrois, ancien directeur du département de psychologie de l'Université de Chicago et du département de sociologie et d'anthropologie du Lake Forrest College. Ce livre est un choc pour moi, une météorite. Il y est question d'expérience optimale, concept élaboré par le chercheur hongrois. Le flow.
Le flow, qu'est-ce que c'est ?
Le flow, l'expérience optimale, ou expérience-flux, y est décrite comme un état mental atteint par une personne lorsqu'elle est complètement plongée dans une activité, et se trouve dans un état maximal de concentration, de plein engagement et de satisfaction dans son accomplissement. Fondamentalement, le flow se caractérise par l'absorption totale d'une personne dans son occupation.
Csíkszentmihályi a identifié six aspects entourant une expérience de flow :
-concentration intense focalisée sur le moment présent
-disparition de la distance entre le sujet et l'objet
-perte du sentiment de conscience de soi
-sensation de contrôle et de puissance sur l'activité ou la situation
-distorsion de la perception du temps
-l'activité est en soi source de satisfaction (une expérience qualifiée d'autotélique)
Le chercheur hongrois identifie également deux conditions saillantes (parmi d'autres) pour qu'une personne vive une expérience véritablement optimale :
-que l'activité soit a priori motivante pour le sujet, que le sujet ait la volonté de s'engager pleinement dans l'activité
-que l'accomplissement de la tâche teste constamment les capacités maximales intrinsèques du sujet pour la tâche ciblée
Quand le sujet vit une expérience véritablement optimale, il progresse, dépasse ses limites, franchit des caps, aussi petits soient-ils. Le flow peut surgir dans toutes les activités humaines (travail manuel ou intellectuel, enseignement, sport, art, sexualité, etc...). Encore faut-il que les conditions soient réunies pour "être dans la zone".
Le flow et l'improvisation théâtrale, vraiment compatibles a priori ?
L'improvisation théâtrale, parce qu'elle est l'art de l'Ici et du Maintenant, parce qu'elle est nimbée de son aura de lâcher-prise, de liberté théorique sur scène, de création sans entraves, paraît être la discipline rêvée pour vivre facilement et à peu de frais une expérience optimale. Trop souvent, la description de l'activité improvisée est confondante de naiveté, quand on la vante grossièrement au vu de la supposée liberté qu'elle offre face au texte écrit et à la mise en scène théâtrale (comme si improvisation d'une part, et texte et mise en scène, d'autre part, s'opposaient !). Il suffit de se souvenir de ses expériences cuisantes en tant qu'acteur/trice ou spectateur/trice de spectacles d'improvisation pour conclure que l'expérience optimale improvisée, qu'on soit en jeu ou à la mise en scène, est un véritable Graal à re-toucher du doigt, sans cesse, et c'est heureux.
Le flow en impro, ça arrive quand ?
Dans le manuel du parfait improvisateur, on dit constamment qu'il faut faire preuve d'ouverture maximale sur ce qui se passe maintenant, qu'il faut accepter, qu'il faut lâcher prise, qu'il faut jouer libéré. Certes. L'art improvisé, en travaillant la matière temps et espace au présent, en magnifiant le processus de création de l'oeuvre au présent, peut prétendre réunir les conditions de l'expérience optimale sur scène et dans la salle. Les comédiens-nes, armé-e-s de la feuille de route de l'Ici et du Maintenant, ont une responsabilité individuelle et collective pour faire émerger le flow.
Mais il faut aussi tenir compte des conditions exogènes de l'expérience optimale improvisée. Tous les spectacles d'impro permettent-ils un flow puissant ? Que penser du match d'impro, par exemple, et de tous ses dérivés d'impro-performance (j'entends par impro-performance le fait d'improviser pour atteindre un résultat précis en un temps relativement court ou moyen : traiter le thème, intégrer une contrainte de jeu sur un temps donné, etc.) ? Les acteurs-trices sur scène sont-ils/elles vraiment dans le moment présent, dans l'Ici et le Maintenant quand ils/elles doivent répondre à des injonctions ? Que dire de ces catégories, que l'improvisateur/trice va chercher in fine à maîtriser, versant dans la technique de jeu plus que dans l'instinct du jeu ? Quant au spectateur, n'est-il pas sorti du moment présent quand on lui annonce ce qu'on va faire (thème, catégorie, contrainte...), quand on le place dans une situation de jugement (vote), quand il doit zapper d'une impro à l'autre ? Les matchs et cabarets d'impro s'apparenteraient au mieux à une succession de petites expériences optimales avortées, dont il faudrait constamment rallumer les feux. Les expériences optimales sur un match entier restent une denrée rare.
Mais le format long improvisé totalement libre, si tant est que la liberté totale existe en improvisation, réunit-il a priori des conditions plus favorables pour l'expérience optimale improvisée ? Car qui dit format long dit tentation irrépressible de construction d'une histoire à contre-courant du lâcher-prise tant recherché. Et l'improvisateur/trice sur scène, de façon souvent criante sur le temps long, peut se retrouver enfermé-e dans son indépassable dualité de constructeur-acteur, alors qu'il faut être radicalement dans le présent pour vivre une expérience optimale improvisée.
Ces dernières années, ce qu'on qualifie d'impro dirigée, d' impro "tramée", "à tableaux", une impro comme moyen et non plus comme fin en soi, se développe sous l'impulsion de précurseurs en la matière dans diverses compagnies. Ce serait faux de voir cela comme un simple effet de mode. Car, à bien écouter ceux et celles, acteurs/trices ou metteurs/ses en scène, qui soutiennent ce courant, cette façon de porter l'improvisation vise précisément, en dépit des apparences, à libérer l'improvisateur-trice de considérations qui l'empêchent d'être dans le jeu instinctif au présent et à ce que l'écoute soit affûtée. Pour avoir vécu personnellement ce type d'approche avec La Morsure, sous la direction de Christophe Le Cheviller et Marie Parent, et notamment dans les spectacles "The Party" et "We Are Family-Le Banquet", j'ai ressenti cette libération de l'improvisateur qui est déchargé de l'histoire, qui ne voit ni ne contrôle tout ce qui se passe, et qui peut improviser au présent le plus présent. C'est en soi une véritable expérience optimale improvisée. Et même le public, qui ne voit pas tout tellement il y a à voir, vit l'expérience intense d'un présent improvisé. Le méta-auteur tire les ficelles de l'expérience optimale improvisée. Plus généralement, les spectacles à trame, sur des thématiques précises et un propos général assumé, peuvent régénérer l'expérience improvisée de la même façon.
En atelier, quand il faut travailler la matière impro, on s'assigne souvent des objectifs précis. Et les élèves, sans doute biberonnés aux contrats d'objectifs permanents que sont devenues nos vies sous l'ère du managérat à grande échelle, jusqu'à l'intime, demandent parfois qu'on les débriefe sur des points techniques précis. Le travail n'est pas vu comme un travail-processus d'ensemble mais comme un constant travail-résultat. Mais il faut aussi accepter de se perdre dans le travail, de le vivre au présent, car le travail, c'est aussi littéralement accepter la (petite) torture de l'incertitude au présent. Se mettre au travail, c'est avancer, pas à pas, sans se focaliser sur le résultat. Le travail improvisé, vu sous cet angle, peut être satisfaisant en soi et débouchera sur un résultat le moment venu.
L'improvisation théâtrale, une "petite mort" à portée de main ?
Depuis que j'ai lu
Flow, et au fur et mesure de l'avancement de mon travail de la matière impro, je pense constamment au lien entre impro et expérience optimale. L'expérience optimale sur scène permet de frapper de plein fouet l'inconscient du public, de lui faire ressentir "l'essence de la réalité", cette "essence de la réalité" que décrypte Robert Greene dans "Mastery", son bestseller sur les "maîtres" passés et présents dans diverses disciplines (sciences, arts, etc...). L'expérience optimale active l'intuition sur scène et dans le public. Pour être pleinement focalisé sur le moment présent, pour avoir un sentiment de puissance absolu sur le présent, pour que deux heures sur scène passent en cinq minutes, pour s'oublier soi-même sur scène, pour sortir littéralement de soi-même, encore faut-il accepter de mourir un peu sur scène pour mieux ressusciter. Quand j'improvise, Eros et Thanatos, pulsions indissociables, ne sont jamais loin.
Un certain 5 novembre 2015, j'ai joué "WE ARE FAMILY" et j'ai sans doute vécu ma plus grande expérience optimale improvisée. Je suis littéralement mort et j'ai ressuscité sur scène le même soir. Je vous le jure. Je souhaite à chacun et chacune de vivre ce genre d'expérience optimale.
Ce soir, je veux mourir sur scène, ne serai-ce qu'un instant. Pour me sentir vivant. Et si je te vois mourir sur scène, ne serait-ce qu'un instant, je mourrai avec toi, et me sentirai vivant.
C'est ça, le flow.
Laurent Mazé
pour Impro-Bretagne
Bibliographie :
-Flow, de Mihaly Csikszentmihaly, Harper Perennial Modern Classics, 1990.
-Mastery, de Robert Greene, Penguin, 1998.
-www.lamorsure.com, interview de Christophe Le Cheviller sur "The Party" et "L'improvisation", note d'intention de la La Morsure.